Chapitre 1

Comme tout vaisseau vogon, il donnait moins l’impression d’avoir été dessiné que plutôt congelé : les déplaisantes excroissances jaunes et autres édifices qui en saillaient sous des angles peu convenables auraient défiguré plus d’un astronef mais en ce cas précis la chose était tristement impossible. On a pu observer dans le ciel des objets plus laids, mais ce sont des témoignages peu dignes de foi.

À vrai dire, pour voir quelque chose de plus laid qu’un vaisseau vogon, il vous faudra pénétrer à l’intérieur et regarder un Vogon. Si vous êtes un esprit avisé, toutefois, tel est précisément le genre de chose que vous vous garderez bien de faire car le Vogon moyen n’y réfléchira pas à deux fois pour exercer à votre encontre des actes si stupidement répugnants que vous en regretteriez d’avoir vu le jour ou (si vous êtes plus malin) que vous regretteriez que le Vogon lui-même ait vu le jour.

En fait, le Vogon moyen n’y réfléchira sans doute même pas du tout : ce sont des créatures d’esprit simple, de volonté pesante et de cerveau lent, et la réflexion n’est pas vraiment une activité pour laquelle elles montrent des dispositions. La dissection d’un Vogon révèle que son cerveau était à l’origine un foie hideusement déformé, dyspeptique et fort mal situé. Aussi, tout ce que l’on puisse honnêtement dire des Vogons, c’est qu’ils savent ce qu’ils aiment, à savoir, en général, faire du mal aux gens et, dans la mesure du possible, se mettre dans des colères noires.

S’il est en revanche une chose qu’ils n’aiment pas, c’est de laisser une affaire en plan – en particulier pour ce Vogon-là, et plus particulièrement (et pour diverses raisons) pour cette affaire-ci.

Le Vogon en question était le capitaine Prostetnic Vogon Jeltz, du Conseil galactique de Planification hyperspatiale, et c’était à lui qu’était échu le boulot de démolir la prétendue « planète » Terre.

Tournant avec pesanteur son corps d’une laideur monumentale, lourdement posé dans son fauteuil bancal et glaireux, Prostetnic scruta l’écran de contrôle sur lequel le vaisseau Cœur-en-Or était systématiquement suivi.

Il lui importait peu qu’avec sa propulsion à générateur d’improbabilité infinie le Cœur-en-Or fût le plus beau et le plus révolutionnaire astronef jamais construit. Esthétique et technique restaient pour lui lettre morte et – pour peu qu’on lui en eût laissé le choix – lettre morte et enterrée.

Il lui importait moins encore que Zaphod Beeblebrox se trouvât à bord. Zaphod Beeblebrox était désormais ex-président de la Galaxie et bien que toutes les forces de police de celle-ci fussent présentement à ses trousses, et à celles du vaisseau qu’il avait volé, le Vogon n’était pas intéressé.

Il avait d’autres chats à fouetter.

On a pu dire que les Vogons n’étaient pas plus au-dessus de la corruption et des pots-de-vin que la mer n’est au-dessus des nuages et la chose était sans doute vraie dans son cas. Lorsqu’il entendait les mots « intégrité » ou « droiture », il prenait son dictionnaire et quand il entendait le tintement de l’argent frais en vastes quantités, il prenait son règlement et le flanquait à la poubelle.

Avec cette obstination à détruire la Terre et tout ce qui se trouvait dessus, il avait quelque peu outrepassé les prérogatives de sa tâche. Certains doutes avaient même été encore émis quant à la réalité de la construction de la susdite déviation mais on préférait glisser dessus.

Prostetnic Vogon Jeltz éructa un répugnant grognement de satisfaction.

— Ordinateur, croassa-t-il. Passe-moi donc mon spécialiste personnel du cerveau.

Au bout de quelques secondes, apparut sur l’écran le visage de Gag Halfrunt, arborant ce sourire de l’homme qui se sait à dix bonnes années-lumière du Vogon qu’il est en train de considérer. Avec, quelque part dans ce sourire, une touche d’ironie. Bien que le Vogon ne cessât de l’appeler son « spécialiste personnel du cerveau », il n’y avait pas un poil de cerveau sur quoi se spécialiser et c’était en fait Halfrunt lui-même qui avait engagé le Vogon. Il le payait des sommes monstres pour lui faire accomplir certaines tâches particulièrement répugnantes. Avec un groupe de collègues, tout comme lui psychiatres parmi les plus réputés et les plus prospères de la Galaxie, il se sentait absolument prêt à dépenser des sommes monstres dès lors que l’avenir même de toute la psychiatrie pouvait sembler en jeu.

— Eh bien ! lança-t-il, mais bonjour mon Prostetnic Vogon Jeltz ! Comment se sent-on aujourd’hui ?

Le capitaine vogon l’informa que ces dernières heures il avait liquidé près de la moitié de son équipage à l’occasion d’un exercice disciplinaire.

Le sourire de Gag Halfrunt ne frémit pas d’un poil.

— Eh bien ! dit-il avec entrain, je suppose qu’il s’agit là d’un comportement parfaitement normal pour un Vogon, n’est-ce pas ? La saine et naturelle canalisation des instincts agressifs vers des actes de violence gratuite.

— Ça, grommela le Vogon, c’est ce que vous dites toujours.

— Eh bien, je le répète, insista Halfrunt. Je suppose qu’il s’agit là d’un comportement parfaitement normal pour un psychiatre. À la bonne heure. Nous voilà visiblement en parfaite harmonie avec nos dispositions mentales, aujourd’hui. Eh bien maintenant, dites-moi, quoi de neuf au sujet de votre mission ?

— Nous avons repéré le vaisseau.

— Magnifique, s’exclama Halfrunt, magnifique ! Et ses occupants ?

— Le Terrien est bien à bord.

— Excellent ! Et… ?

— Une femelle de la même planète. Ce sont les deux derniers.

— Bien, bien (Halfrunt rayonnait). Rien d’autre ?

— Prefect.

— Oui ?

— Et Zaphod Beeblebrox.

L’espace d’un instant, le sourire de Gag Halfrunt vacilla. Il reprit :

— Ah oui. Je m’y attendais un peu. C’est extrêmement regrettable.

— Un ami personnel ? s’enquit le Vogon qui avait eu l’occasion d’entendre quelque part cette expression et décida de la lancer.

— Oh non, dit Halfrunt. Dans mon métier, vous savez, on ne se fait pas d’amis personnels.

— Ah, grogna le Vogon. Le détachement professionnel.

— Non, répondit gaiement le psychiatre, c’est simplement qu’on n’a pas le coup.

Il marqua une pause. Si sa bouche continuait à sourire, ses yeux s’étaient légèrement rembrunis.

Il reprit :

— Mais, voyez-vous, Beeblebrox est l’un de mes meilleurs clients : il a des problèmes de personnalité qui dépassent les rêves les plus fous de n’importe quel analyste.

Il caressa quelques instants cette réflexion avant de l’écarter à regret. Puis il poursuivit :

— Enfin… êtes-vous prêt à agir ?

— Oui.

— Bien. Alors détruisez immédiatement le vaisseau.

— Et Beeblebrox ?

— Eh bien, dit Halfrunt, rayonnant, Zaphod, c’est un mec comme un autre, vous savez.

Sur quoi il disparut de l’écran.

Prostetnic Vogon Jeltz pressa le bouton d’un interphone qui le mit en communication avec le reste de l’équipage.

— Attaquez ! éructa-t-il.

 

À ce moment précis, Zaphod Beeblebrox était dans sa cabine en train de pester bruyamment. Deux heures plus tôt, il avait dit qu’ils allaient casser une petite graine au Dernier Restaurant avant la Fin du Monde, sur quoi il avait eu un échange orageux avec l’ordinateur de bord avant d’aller s’enfermer dans sa cabine en criant qu’il calculerait les facteurs d’improbabilité tout seul avec un crayon.

Le générateur d’improbabilité du Cœur-en-Or en faisait le plus puissant et le plus imprévisible des vaisseaux jamais conçus. Rien ne lui était impossible, pourvu que l’on sût avec précision dans quelle mesure la chose que l’on désirait faire était improbable.

Zaphod avait volé le vaisseau alors qu’en tant que président il était censé le lancer. Il n’aurait su dire exactement pourquoi il l’avait volé, sinon qu’il l’aimait bien.

Il ne savait pas pourquoi il était devenu président de la Galaxie sinon que ça lui avait paru un truc marrant à faire.

Il ignorait qu’il y avait là-dessous des raisons plus sérieuses mais qui restaient enfouies dans quelque inaccessible et sombre recoin de ses deux cerveaux. Il aurait d’ailleurs bien voulu se débarrasser de cet inaccessible et sombre recoin de ses deux cerveaux car lorsqu’il leur arrivait de remonter brièvement en surface, ces raisons révélaient de bien étranges idées, de bien bizarres sections de son esprit et tentaient de l’écarter de ce qu’il considérait comme le but fondamental de l’existence, lequel était essentiellement de passer de bons moments.

En cet instant, il ne passait pas un très bon moment. Il était à bout de patience (et de crayons) et se sentait très affamé.

— Vérole stellaire ! s’écria-t-il.

À ce moment précis, Ford Prefect était au beau milieu des airs. Ce n’était nullement à cause d’une défaillance du champ de gravité artificiel du vaisseau mais parce qu’il était en train de sauter dans le puits d’accès à l’étage des cabines. C’était une bien grande dénivellation à franchir d’un seul bond : il atterrit donc gauchement, tituba, se rattrapa et déboula dans le corridor en envoyant valdinguer deux minirobots de service, vira sur des chapeaux de roue, jaillit à la porte de Zaphod et lui exposa ce qui le travaillait :

— Les Vogons !

Peu avant, Arthur Dent était sorti de sa cabine, à la recherche d’une tasse de thé. Il ne s’était pas embarqué dans une telle quête avec un optimisme excessif car il savait que la seule source de boissons chaudes sur tout le vaisseau était une stupide machine produite par la Compagnie cybernétique de Sirius. L’objet s’appelait un synthétiseur de boissons Nutri-Matic et il avait eu déjà l’occasion d’en rencontrer un.

L’appareil en question se targuait de produire la plus vaste gamme imaginable de boissons personnellement accordées tant aux goûts qu’au métabolisme de l’utilisateur éventuel. Mis au pied du mur, toutefois, il présentait invariablement une tasse de plastique emplie d’un liquide qui était presque, quoique pas exactement, tout sauf du thé.

Il essaya de raisonner l’objet :

— Du thé, demanda-t-il.

— À la bonne vôtre », répliqua la machine en lui servant une nouvelle tasse de l’écœurant breuvage.

Il la jeta.

— À la bonne vôtre », répéta la machine avant d’en présenter une troisième.

« À la bonne vôtre » est la devise du fort prospère service du Contentieux de la Cybernétique de Sirius. Service qui à l’heure actuelle occupe la majeure partie des terres émergées de trois planètes de bonne taille et se révèle le seul secteur de la firme à avoir réalisé des profits substantiels au cours de ces dernières années.

La devise se dresse (ou plutôt se dressait) en lettres lumineuses hautes de cinq kilomètres près de l’astroport du service du Contentieux sur Mandrax. Malheureusement, son poids était tel que peu après son érection le sol se déroba sous les lettres qui vinrent s’encastrer sur près de la moitié de leur hauteur au travers des bureaux où s’activaient tout un tas de jeunes et brillants employés du contentieux, aujourd’hui disparus.

La moitié supérieure restée saillante se trouve signifier, dans l’idiome local : « Allez vous faire voir » et n’est plus illuminée qu’à l’occasion de commémorations exceptionnelles.

Arthur balança sa sixième tasse de liquide :

— Écoute, espèce de machin, tu te vantes de pouvoir synthétiser n’importe quelle boisson existante, alors pourquoi t’obstines-tu à me servir toujours la même imbuvable saleté ?

— Fonction de données gustatives et nutritionnelles, marmonna la machine. À la bonne vôtre !

— Mais c’est dégueulasse !

— Puisque vous avez apprécié notre boisson, continua l’appareil, pourquoi ne pas partager ce plaisir avec vos amis ?

— Parce que, dit Arthur sarcastique, je tiens à les garder. Est-ce que tu vas te décider à comprendre ce que je te dis ? Ce breuvage…

— Ce breuvage, susurra la machine, a été dosé sur mesure pour correspondre à vos exigences personnelles en matière de goût et de nutrition.

— Ah, dit Arthur, alors je suis un masochiste au régime, c’est ça ?

— À la bonne vôtre.

— Oh ! la ferme !

— Est-ce que ce sera tout ?

Arthur décida de laisser tomber.

— Oui, dit-il.

Puis il décida que ça lui ferait mal de laisser tomber.

— Non ! dit-il. Écoute : c’est très très simple… tout ce que je veux… c’est une tasse-de-thé. Tu vas m’en préparer une. Sois sage et écoute bien.

Alors il s’assit. Et il parla au Nutri-Matic de l’Inde, il lui parla de la Chine, il lui parla de Ceylan. Il lui parla de grandes feuilles séchant au soleil. Il lui parla de théières en argent. Il lui conta les après-midi d’été sur le gazon. Il lui conta comment on versait le lait en premier pour éviter qu’il ne soit ébouillanté. Il lui raconta même (brièvement toutefois) l’histoire de la Compagnie des Indes orientales.

— Alors c’est donc ça, n’est-ce pas ? dit le Nutri-Matic quand il eut terminé.

— Oui, dit Arthur. C’est ça que je veux.

— Vous voulez un goût de feuilles séchées bouillies dans l’eau ?

— Euh… oui. Avec du lait.

— Giclé d’une vache ?

— Eh bien, enfin, c’est une façon de parler, oui, je suppose.

— Là, je vais avoir besoin d’un coup de main pour ce dernier truc », dit la machine, laconique.

C’en était fini des murmures joviaux, le ton était à présent affairé.

— Eh bien, si je peux t’aider…, proposa Arthur.

— Vous en avez fait bien assez, l’informa le Nutri-Matic.

Ce dernier prévint l’ordinateur de bord.

— Salut tout le monde ! lança l’ordinateur de bord.

Le Nutri-Matic expliqua son histoire de thé à l’ordinateur de bord. L’ordinateur marqua son ahurissement, coupla ses circuits logiques avec ceux du Nutri-Matic et, de concert, ils s’enfermèrent dans un sombre mutisme.

Arthur regarda et patienta quelque temps mais rien ne se produisit.

Il tapa sur la machine mais il ne se produisit toujours rien.

Au bout du compte, il abandonna et monta faire un tour sur le pont.

 

Dans les étendues vides de l’espace, le Cœur-en-Or s’était immobilisé. Tout autour scintillaient les millions de têtes d’épingle de la Galaxie. Et vers lui, rampait la masse horrible et jaune du vaisseau vogon.

 

Le Dernier Restaurant avant la Fin du Monde
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